JESUS ET LA RELIGION
José Enrique GalarretaMc 07, 01-23
Le texte que nous lisons a été mutilé sans pitié. On a choisi une série de versets en en laissant d'autres de côté, perdant ainsi bonne partie de l'énergie de la composition de Marc, l'essentiel étant conservé.
Les versets supprimés sont les versets 8 à13 et 15 à 20.
8 à 13 : Jésus applique la doctrine non seulement aux coutumes traditionnelles, mais à l'interprétation de la Loi qu'en font les pharisiens. Ces derniers avaient en effet développé les principes de la Loi, les amplifiant et les spécifiant en une série sans fin de commandements, souvent transmis oralement.
Cette énorme charge de préceptes était absolument impossible à respecter pour les gens normaux, mais méticuleusement observée par une partie des pharisiens qui se considéraient des « justes » pour cette raison. Jésus rejette par principe tout ce monde de prescriptions mais, de plus, l'interprétation elle-même de la Loi comme observation scrupuleuse de préceptes. Ce qui salit l'homme ne vient pas du dehors, mais du dedans : les choses ne sont ni pures ni impures, c'est le cœur de l'homme qui les rend pures ou impures.
En 15-20, l'enseignement est donné au peuple, contrairement à 21-23 où tout est expliqué plus à fond aux disciples. Marc souligne chaque fois un peu plus la double activité de Jésus : avec les masses et avec les disciples. C'est dans cette ligne que va s'inscrire le « secret messianique » si caractéristique de Marc, ce qui finalement signifie l'éloignement du concept messianique habituel de la part de Jésus, lui substituant l'annonce de la croix et de la résurrection.
De ce fait, l'enseignement de Jésus passe de la défense des disciples accusés de ne pas respecter les traditions pharisiennes à une interprétation beaucoup plus profonde et spirituelle de la loi et de la religion elle-même.
Le texte reflète deux oppositions historiquement réelles : celle de l'affrontement de Jésus avec les pharisiens et les lettrés (en particulier ceux de Jérusalem) et celle dont souffrirent les communautés chrétiennes au moment de leur naissance du fait de ces mêmes pharisiens (qu'on se rappelle la persécution exercée par le pharisien Saul), et plus radicalement lors de la destruction du temple et de la disparition de la classe sacerdotale.
C'est un texte très caractéristique de la mentalité et de l'intention de Marc. Dès le début de prédication de Jésus en Galilée, Marc montre l'opposition des pharisiens et des lettrés contrastant avec l'enthousiasme des gens.
A partir des chapitres premier et second, est soulignée l'opposition larvée, qui devient manifeste dans la maison de Levi (2,16), dans le jeûne (2,18), dans les actions et guérisons le samedi (2,23. 3,1). Cette opposition va aller grandissant jusqu'à devenir une vraie persécution. Déjà en 3,6 les pharisiens et le hérodiens se proposent d'en finir avec lui, et en 3,22 ils disent qu'il est possédé de Beelzébuth).
Marc présente en somme un aspect de Jésus extrêmement polémique, qui culmine lors du grand rejet du chapitre 12, à la veille de la Passion, quand la situation de rupture est devenue irréversible. De fait l'évangile de Marc a une position très différente de celle de Mathieu, qui montre Jésus comme accomplissement de la Loi, bien que ce soit lui qui raconte avec le plus de violence l'opposition et la condamnation des pharisiens dans le terrible chapitre 23.
Marc nous décrit l'évolution des communautés chrétiennes qui, commençant par comprendre Jésus à partir de l'Ancienne Loi, comme son sommet, en arrivent à le voir comme « le vin nouveau qui fait éclater les vieilles outres » (Mc2,22).
REFLEXION
Une fois encore l'évangile de Marc nous invite à pénétrer dans le monde de la religiosité, de ses déformations, et de la complète suprématie du message de Jésus sur d'autres formes de religiosité, présentes dans son entourage comme dans le nôtre, aujourd'hui. Quatre irréligiosités fondamentales mèneront Jésus à la mort : celle des pharisiens et des lettrés, celle des saducéens et des prêtres, celle des politiciens romains, celle du peuple.
Les saducéens, les prêtres et le pouvoir politique romain seront ceux qui définitivement et comme acteurs principaux vont éliminer Jésus : ils le considèrent comme un danger pour la stabilité et les avantages acquis. Jésus déséquilibre une situation commode : le statu quo entre le pouvoir d'Israël et celui de Rome, l'énorme business du Temple, la religion « officielle », la stabilité politique, injuste mais convenant bien aux classes officielles.
Extérieurement, le peuple abandonne Jésus au moment le plus important. Les autorités craignaient que l'arrestation de Jésus ne déclenchât une révolte, mais ils se trompaient : le peuple doit choisir entre la religion de Jésus, si pure, si personnelle et si peu nationaliste, et la religion traditionnelle.
Et le péché du peuple est de choisir « du pain et des jeux », comme on le voit dans la réaction populaire devant la multiplication des pains : un messie faiseur de miracles qui donne gratuitement à manger, voilà notre roi. Un Messie que n'intéresse pas ces aspects, qui prêche le Royaume aux pauvres et propose comme programme la conversion, cesse d'être populaire. L'immense majorité du peuple ne veut pas de la conversion mais des facilités matérielles.
Dès le début, les pharisiens et les lettrés ont fort bien compris le problème : Il ne s'agit ni de politique, ni de nationalisme religieux, il s'agit du cœur de la religion. Et cette polémique-là est absolument actuelle, au cœur de chacun et dans la conception même de l'église.
Il y a deux sortes de « religion ». L'une « de l'extérieur vers l'intérieur et du haut vers le bas ». L'autre « du dedans vers le dehors et du bas vers le haut », et ces deux religions sont en conflit l'une avec l'autre dans le monde et en chacun d'entre nous.
« De l'extérieur vers l'intérieur et de haut en bas » signifie séparer le monde en sacré/profane, voir les croyants comme des privilégiés, donner au culte une valeur objective par le simple fait d'assister à ce qui se célèbre, se croire juste pour avoir accompli des préceptes, imaginer Dieu comme un juge, croire davantage en la divinité qu'en l'humanité de Jésus, comprendre la hiérarchie ecclésiastique d'après les paramètres du pouvoir civil multiplié par l'aval divin.
C'est une religiosité basée sur la sécurité, sur la possession de la Parole ; elle ne voit pas la nécessité du changement (bien plus, elle le craint et le rejette), elle tend à exclure et à condamner ceux qui pensent autrement, donne une grande importance aux manifestations extérieures du religieux, se considère la maitresse de tous les autres.
« De l'intérieur vers l'extérieur et de bas en haut » signifie que l'essence du religieux est la recherche de sens à la vie à partir de l'intérieur, percevoir Dieu comme levain de tout l'humain, comprendre la divinité à partir de l'humanité de Jésus, ne pas se croire possesseur de la vérité absolue, mais messager d'une parole destinée à tous, apprécier moins la sécurité que le besoin de chercher et d'avancer, se sentir poussé à partager la recherche avec tous les gens de bonne volonté, préférer semer parmi les simples plutôt que les dominer à partir des structures, ne pas voir le péché comme une offense mais comme une maladie, entendre l'invitation au changement à chaque seconde de la vie, ne pas utiliser la Parole comme une sécurité mais comme un appel à la conversion.
Les pharisiens et les lettrés ont été une expression paradigmatique de la première attitude : Dieu est pour Israël ; la parole humaine de la Loi est avalisée par Dieu ; pratiquer les préceptes nous rend justes devant Dieu ; l'autorité de la tradition est inchangeable, aussi importante que la parole même de Dieu ; seuls peuvent l'interpréter ceux qui y sont hiérarchiquement autorisés ; le peuple est pécheur et ses chefs, lettrés et prêtres sont saints.
Jésus est la manifestation la plus surprenante de tout le contraire ; ce sont les gens simples qui comprennent la Parole ; la Parole transforme la vie depuis l'intérieur, comme la semence, comme le levain ; les préceptes sont pour l'homme, pas le contraire ; personne n'est supérieur à personne, ni l'Israëlite au gentil, ni le juge à la veuve, ni le savant à l'enfant, ni l'homme à la femme, ni l'orthodoxe à l'hérétique ; les juges n'ont pas de pouvoir, mais l'obligation de servir ; il ne s'agit pas de gagner la vie éternelle en investissant mon superflu en aumônes, mais d'être capable de com-patir et d'éviter la souffrance des frères.
POUR NOTRE PRIERE
Notre religiosité est un processus de conversion. Du dedans vers le dehors. La religion n'est pas se soumettre à des formes culturelles et commodes, mais être attentifs à la Parole de Dieu et la suivre. La religion qui est le fondement et la justification des us et coutumes d'une société est suspecte.
La parole appelle toujours à marcher. Plus suspecte encore est la religion qui nous amène à nous considérer comme des justes. La Parole fait que nous nous sentions toujours plus insuffisants et en besoin de Dieu.
La conversion est toujours conversion à la Parole : heureux ceux qui écoutent la Parole et la mettent en pratique. Et la Parole c'est l'évangile, la Parole c'est Jésus. A toutes les époques et dans la nôtre comme les autres ou plus que jamais, revenir à l'évangile est la matière à revoir pour chaque chrétien et pour l'église, pour le magistère et pour la théologie.
On a parfois l'impression que la théologie considère l'évangile comme trop simple, qu'il faut développer sous une forme doctrinale, scientifique et systématique ce qui dans le évangiles se présente sous forme de dictons et de paraboles. Mais chaque fois que nous méditons ces dictons, ces paraboles, les gestes de Jésus, nous y trouvons une telle profondeur que chacun d'eux, pris en lui-même, est capable de transformer notre religiosité et de bouleverser nos critères et nos certitudes.
On a parfois l'impression que ce qui domine chez les chrétiens est une certaine spiritualité du « accomplir par sécurité » : obéir au magistère confirmé, avoir des normes morales fixes et claires, respecter le cultuel par obéissance. Tout cela doit exister, mais sans que ce soit les piliers du religieux : ce qui est premier dans le domaine religieux, c'est la disposition à changer, sous la pression de la parole, que ce soit individuellement ou collectivement.
Il nous faut conclure tout ce qui précède par au moins deux réflexions fondamentales d'une importante application actuelle :
- avant tout la nécessité pour tout chrétien et pour l'église comme communauté, d'être en permanence attentifs à la Parole, telle que la présente l'évangile : la comprendre, la méditer, en faire sa nourriture quotidienne. La capacité qui est la sienne de questionner notre vie, nos critères et nos valeurs est plus qu'humaine. C'est le pain descendu du ciel et le seul qui puisse donner la vie éternelle. Il n'y a pas de christianisme ni d'église sans l'aliment de la Parole.
- les polémiques avec les lettrés et les pharisiens sont sans doute des récits historiques, mais ils prennent valeur de symbole de la résistance du péché à la parole, et ils existent toujours en chacun de nous et dans l'église comme communauté. L'histoire nous présente ces personnes comme orgueilleuses, assoiffées de vengeance, sans pitié....mais considérées par les autres (et par elles-mêmes) comme des « justes », par l'orthodoxie dogmatique et l'accomplissement de préceptes extérieurs.
Il ne s'agit pas d'une simple évènement historique, quelque chose arrivé une fois ; c'est la face la plus dangereuse du péché, c'est le mal déguisé en religion ; et c'est peut-être l'une de nos tentations les plus dangereuses, au niveau personnel et ecclésial.
- revenons à la lettre de Saint Jacques, qui se termine par une expression absolument drastique :
« La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu Père, la voici ; visiter les orphelins et les veuves dans leurs tribulations et ne pas se salir les mains avec ce monde »
Impossible de donner un meilleur résumé de la mentalité complète de Jésus. Nous devons en tirer les conséquences les plus sévères : on l'a tué pour dire ces choses-là et c'est l'autre religion (la nôtre ?) qui l'a tué.
José Enrique Galarreta
Traduction Maurice Audibert